Depuis quelques années, nous pouvons apercevoir une perte constante du poids politique de la jeunesse dans les questions sociales. Ce constat est assez simple à faire lorsqu’on observe les principaux enjeux des dernières périodes électorales, soient : l’économie, la création d’emploi et la santé. Alors, qu’est-ce qui peut expliquer cette perte de vitesse dans les revendications de notre jeunesse? Est-ce simplement une conséquence du poids démographique de celle-ci ou le problème est plus complexe?
Nous nous sommes penchés sur la question pour tenter de comprendre le phénomène d’après une revendication importante pour la jeunesse depuis les années 60 : la gratuité scolaire et la lutte contre la hausse des frais de scolarité. Sans prétendre avoir fait le tour de la question, nous avons brossé un tableau qui permet de comprendre le problème, en grande partie.
Nous avons constaté que les baby-boomers, qui sont devenus adultes vers les années 70, entreront dans la tranche d’âge des 65 ans et plus en 2020. La recherche effectuée s’est donc posée de 1966 jusqu’en 2014, deux ans après le printemps étudiant, pour bien étudier l’évolution de la pensée de ceux-ci en comparant la pensée politique dans la jeunesse québécoise d’aujourd’hui. Nous avons utilisé des concepts du réalisme et du néo-gramscisme comme grille d’analyse. Le réalisme suppose que l’action des individus est uniquement axée sur la maximisation de ses intérêts. En ce sens, nous formulons l’hypothèse que les intérêts individuels, avec l’âge, l’emportent sur les idéaux de la jeunesse. La deuxième hypothèse mobilise des concepts néo-gramscien, car elle soutient qu’avec le temps, l’idéologie dominante transforme la conscience politique des individus qui composent la société.
Nous avons collecté neuf sondages pour étudier le phénomène et prendre un pouls approximatif d’une forme de pensée dominante dans la population d’hier à aujourd’hui. Dans ces neuf sondages, plusieurs questions incorporaient toutes les facettes utiles pour dégager une sorte d’idée politique dominante dans la population. D’une à trois questions pertinentes ont été retenues pour chaque sondage. Les sondages sur la gratuité scolaire sont nombreux et essentiels pour suivre l’évolution de la pensée de la population sur le sujet. Les sondages traitant de la hausse des frais de scolarité ont aussi été sélectionnés, car ce sujet a été prépondérant durant les dernières années considérant les nombreuses tentatives du gouvernement à tenter de l’implanter.
Historique des sondages
La commission Parent, qui proposa la création des Cégeps, suggéra aussi d’investir publiquement pour permettre la gratuité scolaire de la maternelle au postdoctorat. L’objectif derrière cette suggestion était de rendre accessible l’éducation à tous et à toutes, indépendamment de leur statut socio-économique. Le premier sondage étudié était celui de 1966. La population du Québec est alors majoritairement en accord (84%) avec la proposition d’une gratuité scolaire de la 11e année (l’équivalent de notre secondaire 5) jusqu’à l’université. Ce taux passe à 73% pour une gratuité scolaire intégrale incluant la scolarité universitaire.
Depuis cette époque, les gouvernements ont plutôt choisi de hausser les frais de scolarité, bien qu’ils aient été mandatés d’instaurer la gratuité scolaire. Les étudiant-es se sont organisé-es, se sont mobilisé-es et ont lutté contre ces décisions qui allaient à l’encontre de l’idéal proposé dans la commission Parent. En 1989, le gouvernement a surpris les étudiant-es en haussant les frais de scolarité sans que ces dernier-ères aillent le temps de réagir. En 1991, le gouvernement tenta encore de hausser les frais de scolarité, mais la société québécoise rejetait à 76% ce projet. Durant toute cette période s’étendant jusqu’à 2007, la population du Québec s’est opposée aux hausses des frais dans l’éducation supérieure.
Revirement en 2007
En 2007, le premier revirement survient. Bien que la population soit contre la hausse de 100$ proposé par le gouvernement Charest (61%), elle s’attend majoritairement à ce que ce dernier mette en place une deuxième hausse avant la fin de son mandat. Lors du printemps québécois de 2012, la population se polarise pour la première fois sur la question de la hausse des frais de scolarité. Près de 48% des répondant-es sont davantage favorables à la position du gouvernement tandis que 44% prennent le parti des étudiant-es. La CLASSE, principal acteur étudiant durant le conflit avec le gouvernement, s’opposait à la hausse des frais dans une perspective de gratuité scolaire. Malheureusement pour certain-es et heureusement pour d’autres, cette option n’a pas été bien reçue dans la population en général. Aujourd’hui, la société québécoise a accepté la position nuancée du Parti Québécois, soit l’instauration d’une indexation annuelle des frais dans les institutions d’éducation supérieure (50%).
Les concepts et la conclusion
Dans le sens du réalisme politique prôné par le chroniqueur Éric Duhaime, il est possible que les baby-boomers aient choisi une vision sociale-démocrate de l’État durant les Trente gloriseuses, car elle avantageait leurs intérêts. Aujourd’hui, toutefois, le modèle néolibéral de la sociale démocratie ne sert plus leurs intérêts. L’amalgame erroné entre le modèle de la sociale démocratie des années 60 et celui de l’austérité des années 2010 serait la raison première pourquoi les baby-boomers n’appuient plus le projet qu’ils défendaient dans leur jeunesse, soit la gratuité scolaire.
Le marxiste Antonio Gramsci soutient que les masses adoptent l’idéologie dominante bourgeoise en l’intériorisant. L’idéologie dominante est promulguée par les médias et le système d’éducation, mais aussi par les intellectuels, les gouvernements, les États voisins, etc. pour former une hégémonie, une vision globale du monde. Cette dernière, émanation des classes dominantes, est vue comme « naturelle », rationnelle puisqu’elle émane du « gros bon sens ». Le Québec qui se relevait d’une grande noirceur a adopté la social-démocratie et a instauré plusieurs mesures de gauche. Les syndicats étaient très organisés et en étaient de combat, surtout au début des années 70. Cela a concrétisé le Front commun intersyndical de 1972. Les moyens d’action privilégiés ont été les grèves sauvages, la désobéissance civile, les manifestations et les lignes de piquetage dur. C’est dans les années 80, où l’idéologie néolibérale a commencé à s’implanter en Occident qu’au Québec, les critiques envers les syndicats ont fusé de toutes parts. Ils devaient changer leur angle d’approche, cesser de prendre la population en otage et travailler main dans la main avec le patronat pour trouver des solutions (ça ne vous rappelle rien?). L’idéologie a fait son bout de chemin. Selon une étude de l’IRIS, le gouvernement s’était acharné, entre 2005 et 2010, à convaincre la population qu’une hausse des frais de scolarité était nécessaire. Avec les coupures dans les services publics depuis les années 1980-90 et la montée de l’individualisme, les Québécois-es étaient mûr-es pour accepter l’idéologie dominante.
Les deux concepts du réalisme politique et de l’hégémonie paraissent contradictoires. Au final, ils s’emboitent comme des poupées russes. Les conditions matérielles des baby-boomers, qu’on pourrait nommer de l’égoïsme en usant du lexique du réalisme politique, constituent justement l’idéologie dominante qui s’est immiscée réellement dans la société québécoise à l’aube des années 80 avec la transformation idéologique des syndicats. Après les attaques gouvernementales répétées pour hausser les frais de scolarité entre 2005 et 2010, la population était prête à changer son fusil d’épaule et accepter concrètement l’idéologie dominante. Cela n’est toutefois pas une fatalité. Une telle situation dynamique peut s’inverser. Il n’en tient qu’à nous.