Introduction au matérialisme dialectique (3e partie)

Les outils de la pensée dialectique

Dans les deux premières parties de ce dossier (les liens ici et ici), nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société, qui nous permet d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Nous nous sommes également penchés sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.

Dans cette troisième partie, nous passons plus en détail l’essence même de la pensée dialectique et les outils philosophiques qui nous aident à adopter ce mode de pensée.

Le matérialisme dialectique est une méthode. Il ne s’agit pas d’une boite magique qui nous donne automatiquement une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme dialectique, c’est nous enseigner comment trouver des explications objectives. Il n’existe aucun raccourci : il faut toujours évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important, est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre elles afin de pouvoir bien les comprendre.

Modèles, abstractions et généralisations

L’utilisation de modèles est une méthode qui permet de former des théories capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer. En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde fonctionne. Les modèles sont des représentations simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons voir à l’œil nu.

Certains modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu’ils sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière dans l’univers (y compris les êtres humains) est composée d’atomes. Le modèle d’un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte à « ressembler » au système solaire.

Ce modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite » autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la forme de petits ronds. Mais ce modèle n’est jamais qu’une simplification de l’atome, conçue pour nous permettre de le comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques négatives. Est-ce qu’une charge électrique négative ressemble à un petit rond blanc ? C’est très peu probable ! Les protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits ronds noirs et gris ? À nouveau, c’est très peu probable.

Cependant, si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous permettent d’obtenir une description encore plus précise des atomes, ce modèle nous donne une représentation de l’atome qui nous permet d’acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les différents éléments chimiques interagissent pour former toute la matière que l’on trouve dans l’univers. En utilisant ce modèle, nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle décrit bel et bien les différents procédés d’évolution de la matière.

Ce modèle d’atome est une abstraction. Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s’agit d’un outil de pensée très puissant. Une fois qu’un modèle a été développé, il peut être généralisé, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document ; c’est-à-dire qu’il peut être appliqué à tous les phénomènes similaires.

Par exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l’atome, nous pouvons généraliser ce modèle à l’ensemble des autres atomes. Nous n’avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers de milliards d’atomes qui composent le corps humain pour vérifier si chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu’à ce qu’une observation vienne contredire notre modèle, c’est-à-dire que nous ne soyons pas capables d’expliquer cette observation en utilisant notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle, plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus précises.

Le marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L’immense œuvre de Marx, Le Capital, est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il s’agit d’un chef d’œuvre du matérialisme dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit souvent à des modèles abstraits, voire à des équations mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et d’en tirer des conclusions.

Même les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept d’abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de « classe prolétaire ». À tout moment, dans la société, la « classe prolétaire » est composée de toute une série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions, même de milliards d’individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…

Dans chaque secteur, il y a une division du travail en différents métiers. Et aucun de ces individus, qu’il s’agisse de M. Kouakou, de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société.

La limite des modèles, des abstractions et des généralisations

Bon nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations. Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils nous permettent de ne pas être surchargés d’informations. Mais ces méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien le monde dans lequel nous vivons.

Dans la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression (à juste titre d’ailleurs) pour dire qu’il est incorrect de vouloir condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes philosophiques, il n’est pas toujours mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom, c’est-à-dire un identifiant.

Nous utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes. L’identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous savez sans doute qu’il existe différentes variétés de pomme. Vous auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny Smith », alors que l’autre est une « Golden Delicious ». Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant ! Prenons trois pommes « Granny Smith ». Aucune d’entre elle n’est la même que l’autre. Toutes ces pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes, des tailles différentes… Donc, même en décidant d’être plus précis et d’utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous voyons qu’un même identifiant considère comme identiques des objets qui sont pourtant différents.

Dans la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne pose aucun problème. Mais l’identifiant « pomme » est trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux pommes. On ne peut pas utiliser n’importe quelle « pomme » pour ces deux recettes !

Est-ce qu’un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette pomme, la première pomme… Et lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ». L’identifiant « pomme nº1 » ne s’applique qu’à cette pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété observable et mesurable de cette pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…) est incluse dans l’identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous permet de décrire avec la plus grande exactitude cette pomme et aucune autre ?

La réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes les propriétés qui sont incluses dans l’identifiant « pomme nº1 » sont soumises au changement, d’heure en heure, d’une seconde à l’autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite parfaitement par l’identifiant « pomme nº1 » que si elle n’existait pas dans le temps. Mais toute chose existe dans le temps ! Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir. Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle. Toutes les caractéristiques décrites par l’identifiant « pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?

La réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme nº1 » n’est maintenant plus vraiment « une pomme », mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à cause du passage du temps et du processus de changement, l’identifiant « pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour décrire cette pomme.

Mais si je m’arrête à mon étiquette de « pomme nº1 », je vais commencer à vouloir prouver que rien n’a changé. Si je faisais cela, cela voudrait dire que je considère l’identifiant comme plus important que la chose elle-même que cet identifiant est censé décrire. C’est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte : elle devient totalement abstraite. C’est un tel raisonnement qui nous fait considérer le monde comme quelque chose de statique et d’immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons dans l’idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de ce document.

Nous avons donc décrit ici les limites de la logique formelle. La pensée dialectique est parfois appelée logique dialectique. La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de changement. La dialectique, par contre, nous le permet.

Le mot « logique » est souvent utilisé aujourd’hui lorsqu’on dit qu’il faut « être logique » par rapport à un problème ou à une situation. Ce mot vient de l’ancienne langue de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos » signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces différentes formes de logique sont aussi différentes formes de raisonnement.

Les idées abstraites sur la société

Lorsque nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles aussi pour effet de nous distraire.

Par exemple, nous savons que des mots tels que « justice » ont une signification générale, mais tant qu’on n’a pas placé ces mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L’idée de « justice » proposée par la classe capitaliste est que les patrons doivent recevoir leur « juste » part de profit suite à leurs investissements. L’idée de « justice » proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent recevoir leur « juste » salaire en échange de leur travail. De même que les paysans trouvent qu’ils doivent recevoir leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés… réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de « justice » est utilisé pour décrire deux choses différentes.

Imaginons que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et le patron d’une usine, et qu’on les invite à débattre de la question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l’un à l’autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que la « justice » est de son côté, en fonction de son propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais être capables de se convaincre l’un l’autre. Donc, tant que le débat ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que l’on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine, parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.

Un autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous parlons ici d’une organisation qui existe depuis plus de trente ans. Nous utilisons ce raccourci aujourd’hui pour parler de la politique « menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au long des trente dernières années, nous voyons que l’étiquette « FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien comprendre l’histoire.

Fondé en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un parti d’idéologie stalinienne (« communiste »), qui défendait l’idée d’une « révolution démocratique nationale » comme préalable au développement du pays. Le parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d’Ivoire tout au long des années ‘1980, avant d’être reconnu légalement en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la chute de l’Union soviétique.

Tout au long des années ‘1990, il joue son rôle de parti d’opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI. Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une guerre civile, va de compromis en compromis avec l’impérialisme, adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de ces structures.

Ayant perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui attend le retour de son leader avant de tenter d’organiser la moindre lutte, tandis que l’autre aile adopte un discours purement social-démocrate.

Toutes ces différentes phases de l’histoire du FPI étaient très différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases entend-on lorsqu’on parle « du FPI » ? À moins que nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel nous voulons parler « du FPI », nous risquons de commettre de nombreuses erreurs !

Une erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la mauvaise application de l’étiquette « FPI ». Pour beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait référence au « FPI des années ‘2000 », alors que pour les militants plus âgés, il s’agit du « FPI des années ‘1980 et ‘1990 », un symbole de la lutte pour la démocratie en Côte d’Ivoire. Les dirigeants du FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes comprennent bien que le FPI d’aujourd’hui n’est pas « leur FPI ». Cette phrase relève d’une profonde compréhension philosophique ! Car elle reconnait les limites de l’application de l’étiquette « FPI ».

La pensée dialectique

Trotsky résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :

« La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme », « morale », « liberté », « État ouvrier », etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le capitalisme », « la morale » « la morale », etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel « A » cesse d’être « A », « l’État ouvrier »* cesse d’être « un État ouvrier », etc.

Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse (j’allais presque dire, « une saveur »), qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas « le capitalisme » en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas « l’État ouvrier » en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme, etc.

La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. »

ABC de la dialectique matérialiste, in Défense du marxisme, 1939

[* L’« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l’Union soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution russe contre un groupe de « révolutionnaires » petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés par la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, avaient abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme d’idéalisme qui tentait de « tenir l’ensemble de la doctrine révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux qui l’avaient trahie ».]

Comme l’explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour les replacer dans un schéma d’évolution continue. Pour adhérer à la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce changement, nous resserrons les « ciseaux » de la connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.

Les outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document sont des modèles. Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les processus de changement. Tout comme le modèle de l’atome proposé par M. Rutherford n’est pas une représentation exacte d’un atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n’est pas identique aux différents processus du changement, mais n’est qu’une manière générale de décrire ces processus.

En ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une abstraction. Comme Engels l’avait expliqué dans son ouvrage Dialectique de la nature (1883), « C’est de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même ». Engels va plus loin :

« Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est « négation de la négation » [une des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. » Anti-Dühring, 1877

Par exemple, la transformation de l’eau qui passe par les formes de glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne qui est passée par les stades de société esclavagiste, société féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de changement. Mais les changements d’état de l’eau s’expliquent par le niveau d’énergie des molécules d’eau (par la thermodynamique), alors que les changements dans la société s’expliquent par les contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence entièrement différents sont en réalité tous deux différents stades de développement d’une même chose, nous devons penser dialectiquement.

C’est ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de l’eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des mêmes molécules d’eau en fonction de leur niveau d’énergie, tout comme les différentes formes de la société européenne ne sont que différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production. Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les « conditions matérielles de ces changements ».

Le mot « dialectique » vient du grec ancien ; il signifie littéralement « discussion ». Mais il s’agit d’une discussion entre des personnes qui ont au départ des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité d’un changement. Au cours d’une discussion, les gens peuvent tomber d’accord, en se faisant des concessions l’un à l’autre, tout comme la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 » devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n’est pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la logique formelle. Il n’y a au cours d’un tel débat pas de possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la « pomme pourrie nº1 », car les participants insistent obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.

Les outils de la pensée dialectique

Marx et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique » servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé le mot « loi » dans son sens scientifique, c’est-à-dire une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est évidemment l’opposé total de la manière dont nous devrions comprendre les « lois » de la dialectique. Les « lois » de la dialectique sont une description des processus de développement et de changement en cours dans le monde.

Permettez-nous de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois » de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils » de la pensée dialectique. Entre les mains d’une personne formée à s’en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets utiles à partir d’un matériau brut. La pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la manière dont le monde évolue.

Marx et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique, auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) », (2) la « négation de la négation » et (3) l’« interpénétration des contraires ». Mais on peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de la langue de tous les jours. Engels a d’ailleurs insisté sur le fait que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant qu’ils n’entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc pas s’étonner du fait que la pensée dialectique puisse s’exprimer en termes utilisés dans la vie de tous les jours.

Outil nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et inversement) » alias « La goutte d’eau qui fait déborder le vase »

Dans une certaine limite, le fait d’ajouter ou d’enlever quelque chose à un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en quantité peuvent cependant modifier la qualité d’un objet.

Nous avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé notre pomme pourrir. C’était un exemple de changement quantitatif qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le changement de quantité est une soustraction, puisqu’à la fin, on n’a plus de pomme. Jusqu’à un certain point cependant, « la pomme » peut toujours être considérée comme « une pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins lisse, mais on peut toujours la manger.

Mais le processus de transformation atteint un certain point où la pomme est tellement pourrie qu’il devient difficile de reconnaitre dans cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un changement qualitatif : la pomme n’est plus une pomme, mais un déchet.

Un exemple de cette « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les transformations sociales au moment du passage du féodalisme au capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de l’argent dans l’économie était fort limité. La plupart des paiements se faisaient « en nature », c’est-à-dire sous la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six marteaux, etc.), sans qu’on n’ait besoin d’argent pour les effectuer. Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de travail : les paysans fournissaient à leur seigneur (propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et en guise de loyer pour la terre qu’ils cultivaient.

Mais la classe marchande, qui est l’ancêtre de la classe capitaliste, a commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l’intérieur de la société féodale, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les sphères de la société où les échanges étaient régulés par l’argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu’à un certain point, cette extension du système monétaire n’a pas eu un impact qui aurait pu menacer l’existence de la société féodale.

Mais à partir d’un certain moment (où une certaine quantité a été atteinte), l’accumulation de richesses et de puissance par la classe marchande l’a mise dans une situation où elle s’est vue forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.

On voit donc que ces évènements résultaient d’une transformation de la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité » de la société, à la suite des changements de « quantité » en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société s’est développée dans le ventre de l’ancienne ».

Revirements soudains

Une des idées les plus importantes associées à cet outil de la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » est que l’on voit que le moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée de « bonds » soudains. La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue humain dépend du processus que l’on considère.

Ainsi, à l’échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui s’est accumulée dans de l’eau (changement quantitatif) produit un « bond » dans l’état de l’eau (qualitatif) au moment où se forment des bulles de vapeur à l’intérieur de cette eau : l’eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des millions d’années. Par exemple, dans l’histoire de l’évolution des être vivants, la période du Cambrien a été celle d’une « explosion » en termes de diversité des différentes formes de vie, qui s’est étendue sur une période de 20 à 25 millions d’années (une échelle de temps relativement courte par rapport à l’âge de la Terre). On voit qu’un « bond » de ce genre s’étend en réalité sur une période qui correspond à des millions de générations d’êtres humains !

Tout comme la dialectique elle-même, l’idée d’un « bond qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous la replacions dans son contexte et que nous l’appliquions à un processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un tel « bond » et ce qui n’en est pas un.

Cette idée est cruciale lorsque nous l’appliquons à l’évolution de la société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de classe. Cet outil nous permet d’identifier quels sont les changements quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans cela, nous risquons d’être constamment surpris par des explosions sociales apparemment surgies de nulle part.

Prenons par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des dizaines d’années : qu’est-ce qui a fait qu’il a été dégagé précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C’est vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle qui a déclenché le mouvement a été l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Beaucoup de soi-disant « experts » n’avaient rien vu venir ! Un jour avant que le mouvement n’éclate, ces gens étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts », etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l’outil de la « transformation de la quantité en qualité » ne sont jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.

Outil nº2 : « La négation de la négation » alias « Rien n’est éternel »

Dans le langage philosophique, le mot « négation » signifie tout simplement la « fin » ou la « disparition ». À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase « négation de la négation » signifie « la fin de la fin » ou « la disparition de la disparition ». C’est l’idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée à disparaitre. En d’autres termes, « Rien n’est éternel ».

Reprenons notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins (graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée » par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là, ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être « nié », c’est-à-dire qu’il mourra et disparaitra un jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.

Mais la « négation de la négation » ne veut pas dire que les phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à travers chacune de ces « négations », un développement se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé entre en jeu, qu’on appelle la « sélection naturelle » (une des causes de l’évolution). Car seuls germeront et survivront les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu’il pleuve plus que d’habitude, ou que nous soyons au beau milieu d’une sècheresse). Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins transmettra cet avantage à ses descendants. C’est ainsi que le pommier en tant qu’espèce naturelle évolue, d’une génération à l’autre.

Prenons un autre exemple tiré de l’histoire des sociétés. Dans les sociétés primitives, la terre était la propriété de l’ensemble du groupe (ou bien n’était la propriété de personne). Cet état de propriété collective a été « nié » par le développement de la société de classes, qui a introduit la propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette propriété privée sera à son tour « niée » par le retour à une propriété collective. Cependant, il ne s’agira pas de la même propriété collective que l’on voyait dans le cadre des sociétés primitives, mais d’une propriété collective socialiste, basée sur un développement bien plus avancé de l’économie.

Outil nº3 : « L’interpénétration des contraires » alias « La vie n’est jamais simple »

Le monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous disons que le monde est rempli de contradictions. Mais ces forces opposées ne peuvent exister l’une sans l’autre. Par exemple, le pôle « positif » d’un aimant attire le pôle « négatif » d’un autre aimant. Mais chaque aimant a un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Ces opposés existent ensemble, c’est pourquoi on dit qu’ils « s’interpénètrent ».

Reprenons à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même temps, d’autres processus chimiques causent des forces qui tendent à rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces sont opposées l’une à l’autre. Elles se « contredisent », mais elles restent contenues au sein du même objet.

Dans la société humaine, on peut voir une telle « contradiction » dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la propriété individuelle (ou privée) du capitaliste et le travail collectif de la classe ouvrière.

L’interconnexion entre ces outils

Chacun des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique », mais ils sont tous reliés entre eux. En d’autres termes, pour obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble. On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau ! On voit que l’outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y ramener. Ainsi par exemple, l’accumulation des contradictions à l’intérieur d’un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil nº2) l’objet de départ.

Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)

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