La méthode du marxisme : le matérialisme dialectique
Dans la première partie de ce dossier, nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société. En tant que théorie scientifique, le marxisme nous permet de tirer des conclusions sur base de l’expérience sociale, d’en déduire des lois générales sur l’évolution de la société et, à partir de ces lois, d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. C’est pourquoi les capitalistes font tout pour discréditer le marxisme, afin de nous empêcher de réfléchir de manière rationnelle et de comprendre le fonctionnement véritable de la société qu’ils nous imposent.
Dans la deuxième partie de ce dossier, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
Comme toutes les idées, le marxisme n’est qu’un produit de l’évolution historique. Mais aucune idée ne naît à partir de rien. Toute idée se développe à partir des idées qu’elle se prépare à remplacer, parfois même en reprenant pour s’exprimer les mêmes termes dans lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le développement du marxisme, Engels expliquait que :
« Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparaît au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du 18e siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques. » Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880
Au moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d’idées préexistant » de la philosophie occidentale et antique était plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu’il ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui en effet, nous voyons que ce « fonds d’idées préexistant » qui était largement diffusé à l’époque de Marx nous apparaît non seulement comme quelque chose d’obscur, mais semble même avoir été écrit dans une langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors. Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de comprendre ces idées. Nous attendrons d’arriver à la quatrième partie de ce document pour donner un compte-rendu de l’histoire de la philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d’abord nous concentrer sur l’introduction au matérialisme dialectique, en développant plus en profondeur les idées les plus familières de la science moderne par lesquelles nous avons commencé.
Qu’est-ce que le savoir ?
Avant d’élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous devons tout d’abord poser la question la plus basique d’entre toutes : qu’est-ce que le savoir ? C’est-à-dire, d’où viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ? Pendant la plus grande partie de l’histoire, l’humanité n’avait même pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication objective » de la nature ou de la société. Même si on avait tenté de leur en montrer une, ils n’auraient pas pu en comprendre le principe !
La connaissance que l’humanité a du monde peut être décrite comme une paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu’il est réellement. L’autre côté représente notre compréhension du monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l’un de l’autre, plus notre compréhension du monde est exacte.
L’humanité a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l’une de l’autre. Mais ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de l’histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue » était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout comme aujourd’hui, nous voyons qu’il existe différents « points de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des travailleurs et le profit des patrons.
Par exemple, dans les sociétés primitives où la science était très peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document pour plus de détails sur la religion primitive).
Personne ne savait comment distinguer une « explication objective » d’une explication fantaisiste ; il n’y avait donc aucune manière d’évaluer l’exactitude des théories développées en testant la capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont dès lors acquis un statut « indépendant », elles se sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné naissance pour être élevées au rang d’explications objectives par elles-mêmes.
C’est ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises en cause, car elles étaient considérées comme des vérités absolues qui existaient même en-dehors de l’histoire. Cela a eu pour effet d’inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les gens ont commencé à croire, à tort, que c’est le monde qui devait agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le décrire avec précision.
En langue philosophique, l’approche qui consiste à faire passer les idées avant la réalité concrète s’appelle l’idéalisme. Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons d’« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie de tous les jours, nous qualifions quelqu’un d’« idéaliste » si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’idéalisme en philosophie.
L’idéalisme, en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les considère comme idéales ou parfaites ; en d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C’est un peu la même chose que d’avoir une paire de ciseaux qui n’a que deux côtés droits : tenter d’expliquer « notre compréhension du monde » par… « notre compréhension du monde » !
L’impasse de l’idéalisme prend le plus souvent la forme d’une religion. Mais même aujourd’hui, puisque nous constatons que la méthode scientifique de recherche d’explications objectives se voit interdire l’accès à l’étude de la société, l’idéalisme continue à exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour tomber sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l’un ou l’autre professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre : « La raison pour laquelle les dictatures, changements de constitution et coups d’État sont si fréquents en Afrique vient du fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie. »
Il s’agit d’un discours totalement « idéaliste ». Quand on y réfléchit bien, ce genre de discours n’explique absolument rien. Pourquoi les dirigeants africains sont-ils « incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi, si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours, n’y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer le pourquoi, au lieu de simplement décrire cette situation comme s’il s’agissait d’une simple donnée. Cette « explication » nous donne l’idée que tout Africain assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au lendemain en dictateur dès qu’il acquiert un peu de pouvoir politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de comportement est lié à sa nature d’Africain.
Ce genre d’« explications incomplètes », voire fictives, mais malheureusement très répandues, est la conséquence de l’idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à expliquer l’origine des idées (de la culture, de la psychologie…), car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions sociales, de façon indépendante.
Mais les véritables raisons des nombreux coups d’État, dictatures, etc. en Afrique se trouve d’une part dans le système de domination impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d’autre part dans la composition sociale des pays africains modernes où le capitalisme a développé une très importante classe prolétaire sans y avoir développé une véritable classe « moyenne » ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre ouverture démocratique risque à tout moment d’ouvrir la voie à une révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire » dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.
Passer de l’idéalisme subjectif à la science objective
La compréhension que les hommes ont du monde s’est immensément accrue au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis d’inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux médicaments, d’appliquer de nouveaux procédés industriels, etc. qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents. Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de l’idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des explications objectives ?
Cette percée a tout d’abord été opérée dans le domaine de la science de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le soleil se lever exactement de la même manière que nous le voyons se lever aujourd’hui encore chaque matin. Le soleil nous apparait à nous aussi exactement de la même manière qu’il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps. Mais nos ancêtres n’interprétaient pas ce qu’ils voyaient de la même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le matin. Beaucoup pensaient qu’il s’agissait d’un dieu.
Mais aujourd’hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d’autres étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu’il brille en raison d’un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu’il est plus de cent fois plus grand que la Terre, qu’il se trouve à environ 150 millions de kilomètres de nous, et que c’est la Terre qui tourne autour de lui, et non l’inverse.
Pourtant, rien n’a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons le soleil se lever le matin, rien n’a changé à nos yeux. Il est d’ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d’accepter le fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors, comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont nous comprenons le soleil ?
Cela n’a été possible qu’avec l’invention du télescope et l’observation du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution scientifique » du 17e siècle (années ‘1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui étaient auparavant invisibles à l’œil nu. Les scientifiques ont observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c’est tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même. Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication objective.
Cette nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte : cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à faire des prédictions. Par exemple, c’est l’année 1705, en utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire qu’une comète observée en 1682 allait réapparaître dans le ciel à Noël de l’année 1758. Sa prédiction s’est avérée correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète de Halley ») apparaît dans notre ciel chaque 76 ans.
Le matérialisme : la première base du marxisme
Ce que la science a apporté de nouveau, a été l’idée selon laquelle la nature existe de manière objective, indépendamment de notre « point de vue » (c’est-à-dire : que nous soyons là ou pas pour l’observer, la nature existe et continue à exister). La science dit que seules des observations objectives du monde peuvent nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très importante pour le savoir humain.
La science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées. Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses sur Feuerbach, « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester, en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons comprendre.
Tout comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle. En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme. Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons pas parler du « matérialisme » qui signifie le comportement d’une personne qui se soucie plus de ses vêtements et de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En philosophie, le matérialisme est l’idée selon laquelle le monde existe et continue d’exister, quel que soit notre « point de vue » sur lui.
Par conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaître de prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et toute sorte d’autres idées, ont en réalité une explication objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les produits de notre cerveau : si nous n’avions pas de cerveau, nous n’aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions ressenties par les êtres humains sont le fruit d’une évolution : beaucoup d’animaux moins complexes que l’homme ressentent eux aussi des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de l’individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, 1859).
La pensée dialectique : la deuxième base du marxisme
Mais il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte possible, elle doit être absolument être incorporée dans la manière dont nous pensons. Rien dans le monde n’est statique, immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique, ou la pensée dialectique, qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.
Lorsque nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme dialectique. En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se développe, ce qui nous permet d’énormément rétrécir la distance entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.
Le matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui existe (qu’il s’agisse des galaxies dans l’univers ou des pensées dans notre cerveau) subit un processus d’évolution constante. Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC du matérialisme dialectique, dans Défense du marxisme, 1939). Toute la science moderne démontre ce processus d’évolution continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce processus de changement n’est pas étranger à la société, mais s’étend également au domaine des idées, comme par exemple les idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.
Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)