Introduction au matérialisme dialectique (1e partie)

Pourquoi avons-nous besoin d’une théorie ?

Le marxisme est la théorie révolutionnaire du prolétariat. Il est parfois appelé une « philosophie ». Le mot « philosophie » provient du grec ancien, la langue parlée en Grèce il y a plus de 2000 ans, et signifie « amour de la sagesse ». Une philosophie est un système d’idées utilisé pour tenter de comprendre le monde. Mais aujourd’hui, il nous semble que le marxisme est mieux défini comme étant une « théorie » plutôt qu’une « philosophie ».

Le prolétariat a toutes les raisons de s’efforcer de mieux comprendre le monde. Nous voulons comprendre beaucoup de choses au cours de notre vie. Nous voulons comprendre pourquoi il y a de la pauvreté, des inégalités, du racisme, des guerres, et beaucoup d’autres choses qui font de notre vie un combat de tous les jours. En tant que classe au sein de la société capitaliste, nous n’avons aucun intérêt matériel à défendre. Nous ne vivons pas de l’exploitation du travail d’autrui. Au contraire, c’est à nous que, chaque jour, d’autres volent la richesse que nous créons par notre travail. Alors, si nous cherchons à mieux comprendre pourquoi tout cela se passe comme ça, nous avons tout à gagner, et rien à perdre.

– Première partie d’une brochure de Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (WASP) (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière), 2015

Mais la compréhension qui nous est donnée par le marxisme ne nous donne pas seulement le « point de vue » des travailleurs. Par exemple, du point de vue des travailleurs, les patrons sont « injustes » et « radins », puisqu’ils nous donnent des salaires de misère alors qu’eux empochent les bénéfices. Du point de vue des patrons par contre, les patrons « méritent » ces bénéfices puisqu’ils ont payé leurs travailleurs « comme il faut », selon le salaire fixé par la loi. Ils traitent leurs travailleurs d’« ingrats » qui se plaignent sans arrêt alors qu’ils ont de la « chance », qu’ils ont le « privilège » d’avoir un travail là où beaucoup d’autres n’ont rien ! Il semble donc qu’il existe plusieurs « points de vue » dans la société, aucun n’étant plus « juste » ou plus « incorrect » que l’autre. Si le marxisme ne faisait que décrire la société du « point de vue » des travailleurs, il ne serait donc qu’une opinion parmi d’autres. On dirait donc qu’il serait subjectif.

Mais la théorie marxiste nous permet justement d’acquérir une compréhension objective du monde et de la société. Le marxisme nous donne une méthode qui nous permet de former nos pensées de sorte à comprendre le monde de façon aussi exacte que possible. Par exemple, le marxisme permet d’expliquer la relation objective qui existe entre les salaires et le profit, indépendamment du « point de vue » de l’une ou l’autre personne ; ainsi, le marxisme explique pourquoi justement les travailleurs et la classe capitaliste ont des « points de vue » différents à ce sujet. Car de manière objective, le profit provient simplement de la partie du travail fourni par les travailleurs qui ne leur a pas été payée. Les patrons cachent cela en payant des salaires à l’heure ou au mois, qui donnent l’impression aux travailleurs qu’ils ont été payés pour l’entièreté de leur travail. Donc lorsqu’on examine la question du point de vue objectif, on se rend compte que le point de vue des travailleurs est beaucoup plus proche de la réalité que celui des patrons !

C’est cette quête d’explications objectives qui se trouve aussi à la base de la science moderne. La science pose la question du « pourquoi ? » à propos de toute chose dans la nature, à la recherche d’explications objectives des causes, jusqu’au début de l’univers, et au-delà ! C’est la science seule qui nous a permis de comprendre que toute chose dans la nature a une histoire, qui peut également être expliquée.

L’apport de Karl Marx a été d’utiliser l’approche scientifique pour expliquer la société. Il a découvert les processus objectifs qui expliquent l’évolution de la société. Il a trouvé ces causes dans le développement des forces de production et de la lutte de classe que ce développement engendre. En d’autres termes, Marx a montré que les outils et les techniques qui sont utilisés pour faire fonctionner la société (les forces de production) et la manière dont les gens s’organisent autour de ces outils et techniques pour les faire fonctionner (les relations de production) engendrent différentes classes de gens. Ces classes ont des relations différentes par rapport aux forces de production et les unes par rapport aux autres. Par exemple, de nos jours, la classe capitaliste possède les forces de production ; la classe prolétaire n’en possède pas. La classe prolétaire (les travailleurs) vit en recevant un salaire de la part des capitalistes, en échange de la location de sa force de travail. La classe capitaliste vit de l’exploitation de la force de travail de ses travailleurs prolétaires. C’est ce qui donne à la classe des travailleurs et à la classe capitaliste leurs différents « points de vue » à propos de différentes idées, leur différente conception de ce qui est « juste » et de ce qui ne l’est pas.

Cette structure de base de la société existe indépendamment du « point de vue » de tout un chacun. Il s’agit d’une base objective pour expliquer le fonctionnement de la société. Comme Marx l’a dit, cette base peut être « déterminée avec toute la précision des sciences naturelles ». Marx explique ensuite qu’au-dessus de cette « base concrète … s’élève une superstructure juridique et politique … à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Critique de l’économie politique, 1859). Le marxisme, en fondant l’analyse de la société sur des bases scientifiques, nous permet de développer des explications pertinentes pour comprendre « pourquoi ? » la société fonctionne de la manière dont nous le voyons aujourd’hui. Lénine, l’organisateur de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie et fondateur de l’Union soviétique, expliquait ceci :

« Marx … a étendu la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx (qui place la compréhension de la société sur des bases scientifiques) a été la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l’arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l’histoire et de la politique, a succédé une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d’une forme d’organisation sociale, surgit et se développe, du fait de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, – comment par exemple le capitalisme est né du féodalisme (le type de société qui existait en Europe avant le capitalisme).

« De même que la connaissance de l’homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, … de même la connaissance sociale de l’homme (c’est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s’érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des États européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie (classe capitaliste) sur le prolétariat (classe des travailleurs). La philosophie de Marx … a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité, surtout à la classe des travailleurs. »

(Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, 1913)

C’est pourquoi le marxisme est aussi appelé socialisme scientifique. Tout comme n’importe quelle science, le marxisme a sa propre méthode d’analyse qui nous enseigne où chercher pour trouver des explications objectives. Cette méthode est appelée matérialisme dialectique. Une fois que nous arrivons sur le plan des explications objectives, le marxisme nous fournit les « outils » de la pensée dialectique qui nous aident à examiner les éléments que nous trouvons. Ces « outils » sont les lois de la dialectique. (Ces deux concepts seront expliqués dans les deuxième et troisième parties de cette brochure).

Une autre conséquence découle de l’extension des principes scientifiques à l’étude de la société. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit : « De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors … que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique [voir troisième partie de cette brochure]. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » En d’autres termes, Engels dit que le seul champ de la connaissance humaine qui reste à la philosophie est l’analyse de notre mode de pensée et de notre façon de voir le monde. Toute autre connaissance, y compris la science sociale, doit être fournie par une approche scientifique qui recherche des explications objectives.

Pourquoi dit-on que le marxisme est scientifique ?

La base de toute science est le fait de rassembler des informations. Dans certaines branches de la science, les observations peuvent être plus détaillées et plus précises, à la suite d’expériences en laboratoire. Des théories sont ensuite développées afin de relier ces observations entre elles et de les expliquer. Au fur et à mesure que notre connaissance du monde se développe, ces théories, à leur tour, guident nos observations en nous permettant d’effectuer des prédictions, qui nous permettent de tester la validité de ces théories.

Le marxisme suit la même approche. Sauf que le laboratoire du marxisme est l’expérience de la classe prolétaire tout au long de l’histoire. Ces expériences servent d’« observations » au socialisme scientifique. Dans ce sens, le marxisme n’est rien d’autre que la généralisation des expériences effectuées par la classe prolétaire. Lorsque nous parlons de « généralisation », nous voulons dire que si nous voyons la même chose se reproduire encore et encore dans un contexte donné, c’est que nous pouvons en tirer une règle générale. Par exemple, si nous voyons qu’à chaque fois que quelqu’un court à travers le couloir, il ou elle tombe et se blesse, la prochaine fois que nous voyons quelqu’un courir à travers le couloir, nous lui crions « Arrête de courir ! ». C’est une généralisation de notre expérience.

C’est la même chose lorsqu’on étudie l’histoire. Si nous voyons la classe prolétaire confrontée encore et encore aux mêmes problèmes au cours de sa lutte, nous pouvons en tirer une conclusion par rapport à ces mêmes problèmes lorsqu’ils surgissent à nouveau aujourd’hui. De même, si les travailleurs en lutte ont testé certaines méthodes pour résoudre ces problèmes, et que ces méthodes ont échoué, nous pouvons apprendre de ces erreurs pour ne pas les répéter à nouveau. Par exemple, dans chaque situation révolutionnaire où la classe prolétaire tente de prendre le pouvoir, nous voyons les capitalistes utiliser le pouvoir d’État (la police, l’armée, les tribunaux, etc.) pour défendre leur système. Et lorsque les travailleurs ne sont pas préparés à cette éventualité, ils échouent et sont vaincus. En appliquant la méthode du marxisme pour analyser cette expérience, nous tirons la « théorie marxiste de l’État » qui explique pourquoi nous voyons la même chose se reproduire à chaque fois : nous en concluons donc que l’État n’est pas une structure « neutre » au-dessus de la société, mais une arme entre les mains de la classe dominante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, dans des situations révolutionnaires, nous ne sommes plus étonnés de voir l’État se retourner contre nous. Nous nous organisons pour nous défendre en conséquence. Donc, la théorie guide nos actions, et ce sont les expériences du passé qui nous ont permis de développer cette théorie.

Tous ceux qui disent qu’on n’a pas besoin de théorie « parce que ça ne se mange pas », disent dans les faits qu’ils n’ont rien à apprendre de 200 ans de sacrifices et de luttes héroïques du prolétariat partout dans le monde. Car lorsque nous, marxistes, parlons de « théorie », nous n’entendons rien d’autre que tous ces sacrifices et toutes ces luttes. Ceux qui disent que « la théorie ne se mange pas » sont soit des arrogants, soit des ignorants, ou bien les deux!

Pourquoi est-ce que les marxistes sont les seuls à comprendre la société de manière scientifique ?

En tant que prolétaire, acquérir une compréhension scientifique de la société n’est pas un exercice académique, ni quelque chose d’utile pour avoir l’air intelligent devant ses amis. Il s’agit plutôt d’une question de vie ou de mort. Nous posons la question « pourquoi ? » parce que nous voulons changer le monde. Et c’est l’analyse scientifique de l’histoire réalisée par Marx, en particulier son analyse de la société capitaliste, qui fournit à la classe prolétaire les armes dont elle a besoin pour comprendre comment la société peut être réorganisée afin de satisfaire les besoins de la vaste majorité de la population, plutôt que de ne faire que grossir les profits d’une poignée d’individus. Pour la classe prolétaire, le marxisme constitue un guide pour l’action dans la lutte pour créer un société socialiste. Comme Marx l’écrivait, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». (Thèses sur Feuerbach, 1845)

Le socialisme n’est pas une jolie idée sortie de nulle part. Il s’agit d’une prédiction, basée sur une compréhension des limites de l’économie capitaliste. Le socialisme va remplacer la propriété privée capitaliste des banques, des mines, des grandes plantations, des grosses usines et autres grandes entreprises par une propriété sociale. Sur cette base, la production pour les besoins sociaux remplacera la production pour le profit. Au lieu du chaos et de la concurrence du marché capitaliste, le socialisme organisera un plan démocratique de production. Ce plan sera nécessairement un plan international. Sur cette base économique, le niveau de vie va énormément s’élever, offrant une base pour un développement continu de la société, de l’éducation, de la science et de la culture.

Cette menace posée à sa domination de classe est la raison pour laquelle la classe capitaliste fait tout pour s’opposer et résister à la compréhension scientifique de la société telle que présentée par le marxisme. Mais de prime abord, cela semble tout de même étrange. Après tout, la classe capitaliste est tout à fait capable d’accepter chaque avancée scientifique qui explique les phénomènes naturels. Surtout vu que les capitalistes utilisent ces avancées pour engranger plus de profits, que ce soit dans l’industrie, dans la médecine, dans l’agriculture, etc. Les capitalistes sont même d’accord qu’il est possible d’acquérir une compréhension scientifique de l’individu, grâce à la psychologie moderne et à la neuroscience.

Mais la position de la classe capitaliste l’empêche d’admettre que la société puisse être analysée de manière scientifique. Car elle se sent menacée par les idées du marxisme, qui expliquent qu’elle tire la source de sa domination de la propriété privée des moyens de production, et qu’elle tire ses profits de l’exploitation de la force de travail de la classe prolétaire. Plus encore, à partir du moment où le marxisme envisage le capitalisme comme n’étant qu’une simple étape au cours d’un même processus de développement historique, il apparaît évident que l’histoire ne s’arrête pas au capitalisme : la société va continuer à évoluer ; le capitalisme ne durera pas éternellement.

Mais nous ne parlons pas ici d’un simple acte de manipulation, d’un « complot » de la part des capitalistes, comme quoi ils connaîtraient la vérité et chercheraient à la cacher. Même si les meilleurs stratèges du capitalisme ont une certaine compréhension de la nature de leur système, qu’ils mettent au service de ce système, nous parlons ici en général d’un processus beaucoup plus subtil. La classe capitaliste est comme une personne qui escalade une montagne alors qu’elle n’a pas assez de corde pour atteindre le sommet. Elle se convainc qu’elle se trouve sur la seule montagne dans le monde, tout simplement parce qu’elle n’arrive pas au sommet de cette montagne pour voir que derrière cette montagne, s’en cache une autre, et une autre encore, à perte de vue. Sa position sur la montagne l’empêche de voir la réalité. Tout comme cette personne qui est en train d’escalader la montagne, c’est la position des capitalistes dans la société qui les empêche d’admettre qu’il existe une autre façon d’organiser la société, que leur façon d’organiser la société n’est tout simplement que leur façon de l’organiser et rien d’autre. C’est pourquoi nous voyons se développer autant de courants philosophiques, religieux, économiques et politiques qui tous tentent de nous expliquer pourquoi la société capitaliste est selon eux « normale », « naturelle », « inévitable ».

Les capitalistes cherchent à mélanger le problème

Dans la vie de tous les jours, le « point de vue » des capitalistes est mis en avant et présenté comme étant le « bon sens ». Les médias sont remplis de cette pensée à cinq francs. Il suffit d’allumer sa radio ou sa télévision pour le voir. On nous y explique que certaines personnes sont devenues riches parce qu’elles ont « travaillé dur » pour en arriver là ; pas parce qu’elles ont exploité la force de travail de leurs employés. On nous y explique que « l’homme est par nature égoïste », pour nous expliquer les inégalités ; on ne nous dit pas que ces inégalités viennent du fait que la société est divisée en une classe qui possède les moyens de production, et une autre classe qui ne possède rien et qui se voit obligée de vendre sa force de travail aux patrons. Partout, on nous parle d’« entrepreneuriat », on nous parle de « leadership » et autres philosophies qui prônent le « développement personnel » et la « pensée positive ». Au final, tout cela a pour but de nous convaincre de nous adapter à cette société, de nous empêcher de chercher à observer l’horizon du sommet de la montagne.

Il y a une autre arme, encore plus sophistiquée, dans l’arsenal idéologique du capitalisme. Pour pouvoir gérer une économie moderne, les gouvernements capitalistes doivent avoir une certaine compréhension de la société. On collecte des statistiques sur la croissance économique, sur la démographie, sur les importations et exportations, sur le fonctionnement des différentes branches de l’industrie, etc. On collecte aussi des statistiques sur le taux de pauvreté, d’inégalité et de chômage. Jamais on n’a fait autant d’« observations » sociales à aucun moment de l’histoire ! C’est donc au niveau de la théorie que le capitalisme se défend. Les capitalistes doivent tout faire pour empêcher qu’une théorie n’arrive pour relier entre elles toutes ces observations et en tirer une conclusion objective afin d’expliquer pourquoi le capitalisme est une catastrophe pour la vaste majorité de l’humanité.

Comme il est impossible à éviter entièrement, le marxisme est souvent présenté comme une théorie « parmi d’autres ». Les départements de sociologie à l’université sont remplis de théories confuses, à moitié développées, qui sont présentées comme un assortiment parmi lequel le chercheur n’a que l’embarras du choix. On peut choisir la théorie qui nous plait le mieux, celle qui a l’air la plus jolie, quelle que soit sa capacité (ou non) à analyser correctement la société. Ainsi, la voix du marxisme est noyée au milieu d’un véritable vacarme. Les connexions effectuées par Marx sont déconnectées. Lorsque les idées et les théories sont traitées de cette manière, nous appelons cela une approche éclectique. Cette approche est considérée comme normale dans les sciences sociales de la société capitaliste. Et en général, les quelques universitaires qui affirment se plier à la méthode marxiste la stérilisent en ignorant les conclusions révolutionnaires qui en découlent.

Mais dans la société capitaliste, ce n’est que parmi les « sciences » sociales qu’on laisse cet éclectisme se développer. Il est très clair que certaines théories scientifiques expliquent la nature de manière plus exacte que d’autres. Les théories qui sont les plus capables d’expliquer la nature deviennent les théories enseignées, tandis que les autres sont rejetées. Par exemple, lorsqu’une personne est malade, un médecin et un marabout ont tout deux « leur théorie ». Le marabout va expliquer que la maladie est causée par un mauvais génie. Le médecin y verra une infection de microbes.

Mais la théorie du médecin est plus efficace pour expliquer ce qui est en train de se passer. Une explication correcte permet un traitement efficace et adapté de la maladie. Par exemple, un traitement à base d’antibiotiques. Il est possible que le marabout ait à sa disposition un traitement à la suite des expériences effectuées par de nombreuses générations de marabouts avant lui, qui ont peut-être par hasard découvert une plante qui contient la même substance que celle qui est contenue dans l’antibiotique. D’ailleurs, bien souvent, les médecins découvrent de telles substances en analysant les plantes utilisées de manière traditionnelle par des marabouts. Mais le marabout n’est pas capable de comprendre pourquoi cette plante est efficace en tant que traitement, tant qu’il ne comprend pas les bases de la biochimie. Tout ce qu’il sait, est que cette plante fonctionne en tant que médicament. Nous voyons donc qu’une de ces deux théories est beaucoup moins exacte que l’autre dans sa capacité à expliquer le monde. Ce qui vaut pour la science et la médecine, vaut également pour la société. Le marxisme est capable d’expliquer la société de manière bien plus exacte que n’importe quelle autre « théorie » sociologique.

Tout cela ne veut pas dire que la science est immunisée à l’influence du contexte social. Par exemple, à partir du 17e siècle, l’esclavage des Noirs en Amérique a été justifié par des théories pseudoscientifiques sur les différentes « races » humaines, qui sont aujourd’hui entièrement discréditées. Puisqu’il leur manquait une théorie capable d’expliquer de manière objective les phénomènes sociaux, par exemple, l’existence d’une classe d’esclaves noirs, – une explication qui ne pouvait être trouvée qu’en analysant les conditions sociales qui ont donné naissance à ce phénomène –, les scientifiques se sont à la place rabattus sur des théories utilisées pour décrire la nature plutôt que la société. C’est ainsi que la théorie selon laquelle il existerait des êtres vivants « plus évolués » que d’autres, selon une forme de hiérarchie biologique, a été appliquée à tort à la société, dans une tentative d’expliquer pourquoi les Noirs se trouvent au bas de la « hiérarchie sociale », avec les Blancs au sommet.

Et cette façon de faire continue encore aujourd’hui, dans les travaux de nombreux scientifiques qui seraient sans cela d’éminents théoriciens. Mais, contrairement à ce que certains disent, il ne s’agit pas d’un argument contre la méthode scientifique. Tout ce que cela démontre, est qu’une recherche trop peu rigoureuse d’explications objectives concernant la société peut causer de grandes erreurs.

Une autre manière de rejeter le marxisme est de dire qu’il s’agit d’une « vieille théorie », qui ne peut certainement pas s’appliquer à la complexité de la vie au 21e siècle. Mais depuis quand l’âge est-il un critère pour juger de la validité d’une théorie ? Les lois de physique telles qu’élaborées par Isaac Newton ont plus de 300 ans, pourtant elles constituent toujours la base de la physique moderne. Trotsky a dit : « Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années. » (Le marxisme et notre époque, 1939)

Une théorie « européenne » ?

Certains soi-disant panafricanistes rejettent le marxisme pour la seule raison qu’il a été « inventé » en Europe par un Blanc. Ils oublient que la plupart des grands dirigeants panafricanistes qu’ils vénèrent, surtout les chefs des luttes de libération des années ‘1950 et ‘1960, basaient leur action, au moins en partie, sur les idées du marxisme. Mais le marxisme n’est pas une « invention ». Le marxisme est une description des processus de l’évolution de la société, tout comme les autres théories scientifiques décrivent les processus de l’évolution de la nature. Ces processus existent, qu’on leur donne un nom ou pas, et quelle que soit la personne qui les a décrits en premier. Les panafricanistes qui sautent du mont Kilimandjaro subiront pleinement la dure loi de la gravité, même si la théorie de la gravitation universelle a été formulée pour la première fois en Europe !

Il est vrai que ce sont les conditions sociales qui prévalaient au 19e siècle en Europe et l’émergence d’une classe ouvrière révolutionnaire qui ont permis à Karl Marx de développer ses idées. Mais certaines idées et inventions appartiennent à l’ensemble de l’humanité, quelle que soit leur origine. L’écriture a été inventée en Afrique. Mais depuis, cette invention a été adaptée pour représenter l’ensemble des langues du monde. Même si les caractères chinois sont très différents des lettres de l’alphabet arabe ou de l’alphabet latin avec lequel nous écrivons le français, la méthode fondamentale, qui consiste à représenter les mots et les sons de la langue humaine par des symboles écrits, reste la même. De même, la méthode du marxisme peut être appliquée pour comprendre les différentes sociétés humaines à différents stades de développement, partout dans le monde. Cette méthode peut être employée pour analyser les sociétés africaines de l’époque précoloniale, coloniale ou postcoloniale aussi bien que pour analyser les différentes étapes de l’évolution de la société européenne.

En réalité, c’est la position de classe de l’élite noire qui défend de telles idées qui fait que cette élite se retrouve coincée sur la même montagne que la classe capitaliste. L’origine européenne de Marx ne fait que servir d’excuse à ces « dirigeants » noirs pour rejeter les conclusions révolutionnaires du marxisme qui remettent en question leurs intérêts au sein de la société capitaliste.

La distorsion stalinienne du marxisme

Mais cette excuse leur a été servie sur un plateau d’argent par la distorsion stalinienne du marxisme. Les staliniens ont tenté d’imposer aux sociétés africaines la description faite par Marx du développement des sociétés de classes européennes. L’Europe s’est développée en passant par la société esclavagiste antique de la Grèce et de l’Empire romain, la société féodale des rois, seigneurs et paysans puis le capitalisme, avant que ne commence la lutte de la classe prolétaire pour le socialisme. Se basant sur ces textes, les staliniens ont affirmé que l’Afrique devrait « inévitablement » passer par les mêmes étapes avant qu’on ne puisse y parler de lutte pour le socialisme.

Mais cela fait en réalité des siècles que le capitalisme européen est arrivé en Afrique et que depuis, ces deux continents interagissent l’un avec l’autre. Les sociétés précapitalistes africaines (qui ne correspondaient pas à un des stades de l’évolution de la société européenne) ont été bouleversées par la longue histoire de la traite des Noirs, du colonialisme, de l’exploitation et de l’oppression impérialistes… L’Afrique, si elle avait été laissée à elle-même, aurait pu connaitre un développement autonome et original, mais il est clair à présent que toutes ces étapes historiques ne verront jamais le jour. Aujourd’hui comme depuis déjà plusieurs siècles, l’Afrique fait partie intégrante du système capitaliste mondial.

La distorsion du marxisme était nécessaire pour la dictature de la bureaucratie stalinienne. Après avoir trahi la révolution prolétarienne russe de 1917, cette couche privilégiée a commencé à craindre que de nouvelles révolutions socialistes ne réussissent ailleurs dans le monde. Car si une véritable démocratie prolétarienne, basée sur le socialisme, avait émergé dans un autre pays, cela aurait certainement inspiré la classe prolétaire d’Union soviétique à se lever de nouveau pour chasser ses « leaders ». L’idée selon laquelle l’Afrique (et le monde colonial puis néocolonial) devait nécessairement passer par une étape « capitaliste » avant d’envisager la révolution socialiste, constituait une partie très importante de la politique étrangère de l’Union soviétique stalinienne, utilisée pour saboter chaque mouvement révolutionnaire qui se présentait dans ces pays. C’est ainsi que nous voyons encore le Parti communiste sud-africain (tout comme les fondateurs du Front populaire ivoirien et d’autres partis « communistes ») s’en tenir à la vieille théorie de la « révolution démocratique nationale ». Cela sert de prétexte à ces partis pour justifier leur adaptation au capitalisme. La distorsion stalinienne du marxisme est une autre manière d’expliquer qu’il n’y a qu’une seule montagne. Et elle permet de justifier pourquoi le parti ferme les yeux sur le fait que les ministres « communistes » touchent d’énormes salaires, vivent dans des palais et roulent en BMW.

Les staliniens ont tendance à élaborer leurs théories avant, puis à exiger de la société qu’elle se conforme à leurs théories. Cette approche est totalement opposée au marxisme. Trotsky, qui a été exilé puis assassiné par la bureaucratie stalinienne pour avoir défendu les véritables méthodes du marxisme, avait développé sa théorie de la « révolution permanente » en démontrant que le reste du monde n’était pas forcément « destiné » à suivre les mêmes étapes par lesquelles l’Europe était passée. Trotsky est parti du principe marxiste fondamental selon lequel ce qui est vrai est ce qui existe, pour analyser les pays coloniaux et semicoloniaux et démontrer que le développement économique et la démocratie qui avaient été apportés à l’Europe par la classe capitaliste ne pourraient être apportés aux pays coloniaux que par la classe prolétaire à la tête des masses paysannes. Cette prédiction a d’ailleurs été, plus que nulle part ailleurs, confirmée par l’expérience de la révolution russe elle-même : une vérité très dérangeante pour les staliniens !

La théorie prolétarienne peut percer l’armure idéologique du capitalisme

La classe capitaliste utilise son contrôle sur la société (via le contrôle des médias, des programmes d’enseignement, etc.) pour promouvoir les idées qui défendent le système capitaliste. Elle cherche ainsi à imposer ses idées à l’ensemble de la société. Ces idées sont alors intégrées dans l’armure idéologique du capitalisme. Comme Marx l’a dit : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes » (L’Idéologie allemande, 1845).

Mais aucune des protections idéologiques du capitalisme ne peut réussir éternellement à endormir la classe prolétaire. Chaque jour, la réalité nous force à entrevoir la contradiction entre ce qu’on nous enseigne dans la société et nos observations qui découlent de notre expérience de la vie quotidienne. L’expérience de notre propre exploitation, de notre propre misère, alors que nous voyons une richesse indécente s’étaler qui serait autrement capable de mettre un terme à ces maux, contredit l’idée selon laquelle « Tout est comme il faut ». Le marxisme aide la classe prolétaire à prendre conscience de cette contradiction, à dépasser le simple soupçon qui la pousse à se dire que « Non, tout n’est pas comme il faudrait », pour embrasser cette idée de manière consciente. Le marxisme nous apprend à former notre manière de raisonner afin de pénétrer à travers le brouillard de confusion que le « bon sens » capitaliste tente de nous imposer, pour pouvoir comprendre comment nous pouvons changer la société.

Mais la société capitaliste fait tout pour empêcher les prolétaires de tirer ces conclusions. Beaucoup de gens n’ont même pas la possibilité d’aller à l’école primaire. Mais même un diplôme universitaire ne peut pas nous apprendre à voir au-delà du brouillard des idées capitalistes. C’est pourquoi nous devons nous baser sur nos propres organisations révolutionnaires afin de nous former et de nous éduquer. C’est ainsi que la méthode d’analyse marxiste permet à n’importe quel ouvrier d’égaler, si pas de dépasser en niveau de compréhension n’importe quel patron, pasteur, académicien ou politicien capitaliste.

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